La première idée qu'on
s'en est faite en France remonte à une lettre que j'ai
publiée dans Le Monde, je crois, au sujet du massacre des
phoques. En réalité, ma participation constante
à ce genre d'efforts a commencé beaucoup plus tôt,
mais le massacre des phoques nouveau-nés a justement frappé
l'imagination des masses. C'est devenu l'un des symboles de notre
brutalité envers la nature, pour des raisons futiles et
indéfendables. On voit les profiteurs de ces atrocités
: quelques compagnies canadiennes et norvégiennes, opérant
autour de Saint-Pierre-et-Miquelon, de Terre-Neuve et dans le
Labrador — depuis qu'heureusement la baie de Fundy a été
close aux bouchers; quelques compagnies américaines, dans
les Pribiloff, vendant aux femmes et quelquefois aux hommes des
jaquettes de fourrure qu'ils ne devraient pas acheter, ou d'horribles
babioles représentant des petits trolls, des petits animaux
plus ou moins comiques, faits d'une touffe de fourrure des bêtes
massacrées; il paraît aussi que l'huile de phoque
dénaturée entre comme crypto-élément
dans certaines margarines. On nous dit que la population locale,
quiva assommer les phoques nouveau-nés sur la glace, et
parfois les écorche et les découpe à demi
vivants (les bêtes épouvantées « font
le mort » comme on sait), a besoin de ces sanglants profits
pour vivre; qu'on lui trouve donc d'autres industries locales
non polluantes : on n'a pas le droit de combiner les maux de l'âge
atomique et la sauvagerie de l'âge de la pierre. Nous avons
au moins réussi à ce que ni l'Italie, ni l'Allemagne,
ni la Hollande n'achètent désormais de fourrures
de phoques, et j'espère que la même chose se fera
en France, si ce n'est déjà fait. Je trouve atroce
d'avoir à penser chaque année, vers la fin de l'hiver,
au moment où les mères phoques mettent bas sur la
banquise, que ce grand travail naturel s'accomplit au profit d'immédiats
massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans
mon bois sans penser que soixante millions d'entre elles tomberont
cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter
la prolifération des espèces », comme disent
les gens qui ne songent jamais à limiter la leur. Jusqu'à
un certain point, nous sommes tous d'accord, mais je songe aux
millions de pigeons migrateurs (passenger pigeons) qui couvraient
de leur vol le ciel des Etats-Unis : c'est une espèce aujourd'hui
éteinte, dont il ne subsiste qu'un misérable spécimen
empaillé, dans un musée de la Nouvelle-Angleterre,
le reste s'étant changé en fricassées et
en plumes de chapeaux..
Je me dis souvent que si nous n'avions
pas accepté, depuis des générations, de voir
étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux,
ou s'y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches
ou de chevaux, envoyés à l'abattoir dans des conditions
absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés
de les convoyer, n'aurait supporté les wagons plombés
des années 1940-1945. Si nous étions capables d'entendre
le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours
pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d'échapper,
nous ferions sans doute plus attention à l'immense et dérisoire
détresse des prisonniers de droit commun — dérisoire
parce qu'elle va à l'encontre du but, qui serait de les
améliorer, de les rééduquer, de faire d'eux
des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l'automne,
quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière
d'un bois pour s'épargner la peine de marcher,
un individu chaudement enveloppé dans un vêtement
imperméable, avec une « pint » de whisky dans
la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux
épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille
sanglante, attachée sur son capot, je nie dis que ce brave
homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils,
se prépare sans le savoir aux « Mylaï »
de l'avenir(1). En tout cas, ce n'est plus un homo sapiens.
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